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Les amis du Cambodge
24 novembre 2007

La justice a bien du mal à s'exprimer

Même si cinq dirigeants importants des Khmers rouges ont finalement été arrêtés pour être jugés, la journaliste et écrivaine Elizabeth Becker souligne que l'impunité dont ces individus ont bénéficié pendant trente ans a eu une bien mauvaise influence sur la société cambodgienne.

Le 12 novembre dernier, la police a débarqué dans une villa pour y arrêter Ieng Sary et son épouse Ieng Thirith, expliquant en détail la procédure judiciaire à ces deux dirigeants Khmers rouges vieillissants. Près de trente ans se sont écoulés depuis le renversement du régime génocidaire auxquels ils ont participé et qui a coûté la vie à 1,7 million de Cambodgiens entre 1975 et 1979. Pourtant, personne n'a eu à répondre de l'un des pires crimes contre l'humanité du XXe siècle. Pol Pot, le chef des Khmers rouges, est mort libre en 1998. Ieng Sary, qui fut ministre des Affaires étrangères, et Ieng Thirith, ancienne ministre aux Affaires sociales, tous deux de proches collaborateurs de Pol Pot, ont vécu librement en vertu d'une amnistie qui leur avait été accordée en 1996 par le roi d'alors Norodom Sihanouk – et qui sera très probablement levée à l'occasion de leur procès pour crimes contre l'humanité. Ils font partie des cinq responsables Khmers rouges à être jugés par le tribunal spécial mis en place avec le soutien des Nations unies. Cette cour vient de tenir sa première séance publique pour statuer sur la demande de remise en liberté d'un des coaccusés, directeur de la prison S21.

Toutefois, ces procès arrivent bien trop tard. Des décennies d'impunité ont profondément marqué les comportements de la population à l'égard de la loi et de la justice.

En tant que journaliste, j'avais couvert l'ascension des Khmers rouges, et passé deux semaines très éprouvantes au Cambodge durant leur régime. [Durant ce voyage, le journaliste britannique Malcolm Caldwell avait été tué dans des circonstances qui restent inexpliquées.] Par la suite, je fus terrifiée par l'habileté des dirigeants à éviter les poursuites. Pourtant les preuves contre eux ne manquaient pas. Mais dans les derniers jours de la guerre froide, la Chine et les Etats-Unis avaient besoin des Khmers rouges pour faire face à l'Union soviétique. Ensuite, le régime de Hun Sen, ancien petit chef des Khmers rouges, s'est opposé à un procès, affirmant qu'il était inutile de rouvrir de vieilles blessures.

Du fait de ce passé si marqué par le mépris du droit, il sera très difficile de rendre justice lors du procès à venir, et plus difficile encore d'en faire un événement qui améliore la société cambodgienne. Dans le Cambodge d'aujourd'hui, la justice se vend au plus offrant. Voilà pourquoi le tribunal spécial [dont le nom officiel est Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CEC)] qui juge les Khmers rouges suit la procédure cambodgienne, laquelle a été adaptée pour suivre les normes internationales, et la majorité des juges et des avocats sont cambodgiens. C'était le seul moyen de faire accepter au gouvernement la perspective de ces procès. Robert Petit, le co-procureur étranger, reconnaît que le droit cambodgien est "très approximatif". Il s'inquiète par ailleurs de la perception de ces procès au Cambodge. Car le tribunal ne jugera que les plus hauts responsables du régime encore en vie, et les Cambodgiens ne sauront jamais qui précisément a tué leurs proches, pas plus qu'ils ne recevront de compensation.

Les Cambodgiens nés après le régime des Khmers rouges estiment toutefois que ces procès pourraient les aider à mieux comprendre l'histoire de leur pays. Il y a pour eux un lien direct entre la corruption qu'ils constatent au quotidien et le silence et les demi-vérités qu'on leur a racontées sur les Khmers rouges. "Le peuple khmer doit savoir ce qui est juste et ce qui ne l'est pas. Et cela commence par les responsables du génocide : Pol Pot, Ieng Sary, Khieu Samphan", affirme Solyn Seng, une jeune diplômée en comptabilité de la meilleure école de commerce du pays. Sa camarade de classe Chirattana Leng, diplômée en finances, estime qu'un tribunal efficace "montrerait au monde qu'il peut y avoir une justice au Cambodge, et cela ferait venir davantage d'investissements étrangers". Non qu'il y ait pénurie en la matière. Récemment, une conférence pour les investisseurs étrangers a fait salle comble, l'assistance devant rester debout. Car tout le monde sait que le Cambodge a une main-d'œuvre bon marché et une pléthore de terrains inutilisés. Reste que l'essentiel de ces nouvelles richesses parte directement dans les poches d'un petit groupe proche du régime. Ces individus ont d'ores et déjà rasé un tiers des forêts, chassé d'innombrables paysans de leurs terres pour faire place à d'immenses plantations qui produisent caoutchouc et huile de palme et ils ont exproprié des propriétaires pauvres pour bâtir de nouveaux immeubles.

Et lorsque certains de ces paysans ou citadins pauvres ont plaidé leur cause en justice, ils ont presque systématiquement perdu. Telle est la chaîne ininterrompue de l'impunité au Cambodge.

Puisque les Khmers rouges n'ont pas eu à rendre de comptes pour la mort de près de 2 millions de personnes, il n'est guère surprenant que leurs successeurs se comportent comme si la loi ne les concernait pas. Si le tribunal parvient à reconnaître coupables quelques-uns des vieux Khmers rouges, ce triste état de fait pourrait enfin commencer à changer

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